Journaliste indépendant, responsable du supplément culturel du
quotidien limousin L’Echo, auteur de
divers documentaires télévisés (dont un superbe consacré à Willy Ronis), auteur
de divers ouvrages dont un d’entretiens avec l’ancien ministre communiste
Marcel Rigout, Georges Châtain apparaît dans ce recueil anthologique édité par
Le bruit des autres comme un poète à l’œuvre belle, puissante et engagée.
Deux bornes pour
ce recueil de plus de 130 pages fort bien imprimé : 1956 – 2010. La
dernière, disons que c’est le moment où il a fallu s’arrêter et confier le
livre à l’éditeur. Mais 1956, ce n’est pas rien ! D’abord le moment où le
jeune hypokhâgneux du Lycée Gay-Lussac à Limoges – lecteur de poésie – va faire
le choix d’écrire. Surtout une année où des évènements se produisent un peu
partout dans le monde qui intéresseront (ou concerneront) Georges d’une manière
ou d’une autre : la naissance du mouvement des pays non alignés, les
combats pour la décolonisation en Afrique Noire, l’indépendance du Maroc, mais
la guerre qui s’intensifie en Algérie, avec le rappel des réservistes, et tout
le reste, le débarquement de Fidel Castro à Cuba avec le Che – « Liberté voilà Cuba t’a sortie du
bordel » croit pouvoir espérer le poète. 1956, c’est aussi l’année où
l’Université d’Alabama est contrainte d’accepter sa première étudiante noire et
celle où les Etats-Unis décident d’aider les régimes qui se sentiraient menacés
par une agression communiste. 1956, c’est Krouchtchev, mais c’est encore les
chars et les avions soviétiques qui écrasent les insurgés de Budapest et la
répression qui s’abat. En Espagne, c’est toujours la dictature de Franco.
Normal, alors, que Georges Châtain se souvienne de Robert Capa : « la rafale tranche en plein mort
butineuse la tête dalhia rouge du soldat de la liberté brigade garibaldi ».
La mort du soldat Federico Borrel Garcia, à Cerro Muriano, du côté de Cordoba,
est aussi dans l’œuvre d’Eugénie Dubreuil qui illustre la couverture, comme ce
portrait de femme, comme les voyelles colorées de Rimbaud, comme les lettres
arabes. L’Espagne de Franco, c’est l’Espagne de Grimau, le dirigeant clandestin
du Parti Communiste en Espagne, torturé, défenestré, puis finalement fusillé :
Léo Ferré chante Franco la muerte,
Châtain attend les temps de délivrance où « Julian
Grimau ce jour-là sera/plus vivant que les vivants mêmes. »
Quatre
recueils, ici rassemblés, parus de 1968 à 1974, dont deux chez l’éditeur Pierre
Jean Oswald ; et d’autres textes épars, publiés avant de ci de là. Un
titre juste et trompeur à la fois : Poésie-journal,
des poèmes écrits par un journaliste, très souvent en prise avec l’actualité,
mais avant tout des textes écrits par un poète véritable, qui sait jouer avec
les mots, leur rythme, leur musique, même – surtout – lorsqu’il faut dire les
souffrances du Vietnam : « Enfante
éclatée viande chaude/joue rôtie peau gaspillée fille/éventrée par la queue du
légionnaire belle/auréolée d’aciers convergents/l’orgasme des
lance-flammes/force les matrices torturées ». On pourrait rapper ça,
non ? Quoi de plus puissant – depuis toujours –pour dénoncer et démasquer
la barbarie que la poésie ? Etat-civil
– paru en 1968 – fait penser, bien sûr, à Pablo Neruda. « Les loups ne renient jamais leurs
crocs […] Camarades ne/quittons pas
l’écoute. » écrit le compagnon de route du Parti Communiste algérien
des premières années d’indépendance. Neruda donc, mais aussi Eluard et Aragon. Et
puis Pablo Picasso. La révolte (« poings
poussent drapeaux rouges entre murailles muettes »). La peinture. Aix-en-Provence,
un amour disparu, le souvenir quand même de Paul Cézanne. Et au centre du
recueil, ce texte (1974) en horizontal et en vertical – ce qui dynamise la
lecture – pour accompagner des œuvres de Joël Desbouiges, ici reproduites en
couleurs. L’artiste (né en Limousin en novembre 1950 dans le bureau de poste de
Mailhac-sur-Benaize, dont le blason est un dolmen d’or…) sortait alors de son
compagnonnage avec Claude Viallat et se préparait à enseigner la peinture. Desbouiges
a peint douze grandes toiles, aux couleurs du drapeau français, donnant à voir
des massacres ; silhouettes identiques (l’humanité est là), entassées
comme à Auschwitz, entremêlées dans la mort. Le texte de Georges Châtain
accompagne et répond en évoquant la violence naturelle des animaux et des
hommes, l’esclavage et la guerre inhérents à l’espèce humaine : ici on
dénonce la barbarie de Pinochet et de ses sbires après le coup d’Etat de 1973 (Jara
et ses pauvres mains coupées) et celle des Américains au Vietnam – les toiles
surtout rappellent le génocide des Juifs et des Tziganes, le texte cite les
fours crématoires IG-farben (il aurait aussi pu dénoncer les morts du goulag et
les cadavres s’entassant des purges staliniennes). L’assassinat en masse des
enfants, la mort de Desnos à Terezin.
En
1971, Châtain écrivit aussi un Projet de
monument pour le centenaire de la
Commune de Paris. Le dictionnaire (j’ai sous les yeux le
Larousse de 1913 de mon arrière grand-père) précise bien qu’il s’agit d’une « première rédaction » :
un work in progress si l’on veut,
avec cette inquiétude : « je
suis le seul encore vivant les copains ? ». Le texte alterne les
souvenirs de 1871 et le présent, les luttes des ouvriers, les luttes contre la
mafia, contre Franco, contre la finance, le marché de l’or et la bourse, toutes
les luttes ou presque. Contre la
France coloniale à Alger – et cette lutte passe aussi et
toujours par le Verbe : « avec
l’image des amis les mots des amis l’esprit du vin ». « Le souvenir [des] martyrs [de la société nouvelle] vit pi-eu-se-ment dans le grand cœur de la
classe ouvrière ». Car il est question ici, dans tout Poésie-journal, on l’aura compris, de la
lutte des classes, des camarades, des bolcheviks, de Lénine, de la longue
marche et de la « vertu
révolutionnaire ». Il y a le souvenir des assassinés de Charonne,
obituaire en hommage à ceux qui manifestaient contre l’O.A.S. et la guerre
d’Algérie et furent tués par la police de Maurice Papon. Il y a la C.G.T. Et Guy Moquet et
Maurice Audin et tous les autres. Des « grèves
épopées aux conclusions futures ». Mais jamais rien, dans le style,
qui pèse.
Dans
ce recueil anthologique, aussi, un petit bijou minéral et poétique : Granite (1974), mélange abouti entre
écriture et minéralogie et géologie : « calvaire
stonehenge nuit de noël/oh solstice juste/pour cette nuit l’unique la pierre
servière s’ouvre sur ses/trésors les menhirs deviennent impubères et
vierges ». Georges Châtain convoque ici la science et la création, l’histoire
et le souvenir d’Empédocle, le défenseur de la démocratie qui se serait jeté
dans la fournaise de l’Etna. Mais à la fin, huit lignes pour dire la mort d’un
amour.
Livre
riche et puissant de Georges Châtain : on y lit beaucoup d’autres choses.
Paris, les bistrots, le vin, la fraternité, les conversations d’arrière-salle.
La femme, l’amour : « Tu
dis : N’incendie pas la chambre elle ne répondrait plus de rien ».
Et encore : « L’amour est venu
cette nuit par le métro aérien Nation-Etoile/bardé de constellations
ruisselantes ». Voisinages de Jacques Prévert. Un autre poème pour
Eugénie Dubreuil : « Nous
tomberons longtemps vers le soleil ». Marilyn Monroe suicidée : « Là tu l’as bien percutée la blessure
en plein vol ». Parfois, dans le style, un parfum de
pataphysique : « Gustave
Trouduc/inventeur du solfège à vapeur du dépendeur/d’andouilles/bienfaiteur de
la commune de l’humanité ». Humour donc, un peu. Le jazz de Charlie
Parker. Le grand poète limousin Joseph Rouffanche titra l’un de ses recueils chez
Rougerie Instants de plus. Châtain
regroupe des poèmes écrits entre 1960 et 2010 sous le nom d’Instants. Un mot dont l’étymologie
hésita au cours des siècles entre l’imminence, le moment et l’instantanéisme…
pas étonnant que les poètes l’aiment. Avec ces textes, Georges demeure fidèle à
tous les thèmes du livre (jusqu’au retour du mot granite) et conclue sur la
nécessité de la poésie : « les
mots sont munitions précieuses/ne les gaspillons pas Camarades » et
dans cette injonction aux Camarades de gauche, il y a aussi celle faite aux
poètes en général. D’ailleurs, Georges Châtain n’échappe pas, comme tous les
autres vrais poètes avant et avec lui, à cette illusion : « Pour un peu tu serais immortel ».
Nous le sommes aussi un peu grâce à lui – revigorés, au sens latin du mot.
Laurent Bourdelas, mercredi 16 janvier 2013.
Article paru dans le quotidien L'Echo le vendredi 18 janvier 2013.